Et puis, je me moque du coquelicot…

En 2010 je traînais mes guêtres au sein du service accessibilité de la délégation des Pyrénées-Orientales de l’association des paralysés de France (l’APF 66). Comment je suis rentrais à l’APF, à l’invitation de Gérard Tollemer, est une histoire intéressante, mais je la réserve à quelques intimes. La blague est trop subtile pour le plus grand nombre.

Le poème de Jean-Charles Martino

I know what you did last summer

J’avais été débauché de l’association où j’officiais à l’époque, une structure faisant de l’accompagnement de cadres en reconversion professionnelle, dans le but de créer une série de documents pour réaliser des fiches d’analyse de la voirie.
Rapidement j’ai proposé de réaliser un site web. Puis au bout d’une semaine ou deux nous sommes tombés d’accord au sein du service accessibilité pour réaliser une cartographie en ligne des problèmes d’accessibilité de la voirie.
Ce fut la carte des « points noirs accessibilité ».
En juin 2010 quand le projet a démarré et en septembre 2010 quand le site web a été rendu public nous étions précurseurs. Personne n’avait encore diffusé un document de ce type en France, même si certaines communes avaient déjà bien travaillé la question. Montpellier, où l’OpenData et les logiciels libres avaient déjà fait leur trou, avait lancé une analyse de sa voirie. Orange avait fait un remarquable travail dans les années 2000 pour l’inclusion des personnes en situation de handicap. Après une discussion un poil rude, nous avions décidé de ne pas trop communiquer sur la ville d’Orange. Ça devait rester un exemple à montrer aux techniciens en privé, pas à rendre publique. Nous avions quelques pudeurs de gazelle.

J’ai passé un été enfermé dans un bureau avec un livre publié aux USA, acheté en Angleterre pour des raisons de TVA, écrit en anglais par un suédois et lu au fin fond de nul part par un petit français. Je fais du Web, m’sieurs dames, j’internationalise !

Moi, je voulais faire du terrain. J’en ai vite eu marre de retoucher des photos de bordures en béton, de coder des merdes en JavaScript en suivant les règles des ingénieurs de Google, de requeter des trucs chelous en SQL… Alors j’ai travaillé vite et bien.
J’ai aussi fait danser les épingles sur la carte. Tout le monde a trouvé ça con, mais personne ne s’est plaint. Le « petit gars » était bizarre de toute façon. Un type en guenille qui peut vous balancer une diatribe d’une demi-heure sur les projections cartographiques et vous menace d’imposer des cours de calcul en sexagésimal ça se respecte, de loin. De très loin de préférence.
Alors le site a été livré dans les temps. Et à l’arrivée, de tout ce que j’ai fait en presque 42 ans, c’est sans doute la seule chose dont je sois fier. C’est peu, certes, mais ce fut utile.

Il fallait remplir le site. Plusieurs équipes avaient tourné tout l’été dans des villages. Nous avions peaufiné les documents, réalisé de nombreux relevés sur le terrain, pris des centaines de photographies. Plusieurs communes étaient finies lorsque la présentation publique eut lieu.
Certes cette présentation n’a concerné que peu de monde. Le handicap moteur et l’accessibilité n’était pas encore à la mode. Nous étions au début du projet. Le printemps et l’été, ponctués de réunions stratégiques, de formations techniques et juridiques, de prises de tête et de franches rigolades, n’avaient été que la phase préliminaire. Une centaine de communes devait être référencées dans la base de données de l’APF 66 et début 2011 il fallait attaquer la ville de Perpignan.
Les bénévoles se faisaient la main sur des petites communes, le volume de travail était plus faible et les contacts institutionnels plus faciles et plus directs.

Once Were Warriors

À Perpignan les relations étaient plus difficiles. Notre outil de base pour l’analyse était la Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Pour l’analyse technique nous utilisions le Certu et le Moniteur, ces deux revues ayant à l’époque diffusé beaucoup d’informations sur le sujet.
Et il y avait les décrets ministériels de mars 2007. C’était un peu notre bible. J’en citais des bouts entiers à l’époque.
Mais la mairie ne l’entendait pas de cette oreille. Pas du tout.
Il n’y avait aucun problème, aucune raison de se plaindre.

Un dialogue de sourd s’était instauré.
Bien sûr la loi disait qu’il fallait créer une commission communale d’accessibilité. Bien sûr de nombreuses ville l’avait déjà créée. Bien sûr certaines intercommunalités locales en parlaient déjà. Mais rien à faire, les élus et la valetaille qui les entourait, qu’à défaut d’un autre mot il faut bien appeler « techniciens », nous rappelaient à chaque occasion que ce n’est pas parce qu’un texte est paru dans le Journal Officiel que son application s’impose, qu’il n’y avait aucune obligation légale et que nos exigences étaient un peu déplacées.
Convaincre un mur aurait été plus facile.
Et plus agréable aussi.

Et 2011 vint.
L’année commença mal. Nous perdîmes l’un des nôtres, Jean-Charles Martino.
Ses obsèques furent l’occasion pour moi de rencontrer pour la première fois l’élue en charge du handicap et des personnes âgées.
« Bonjour, je suis Philippe Poisse. C’est moi qui ai créé le site web. »
J’ai vu trois visages afficher trois expressions.
L’élue affichait un mélange de surprise et de peur.
Gérard affichait le visage de celui qui se rend compte que l’on a un peu oublié de communiquer certaines infos.
Et Daniel Mur, numéro 2 du service, se marrait en douce derrière notre élue.
« Elle n’était pas au courant ? » ai-je ensuite demandé.
Grands sourires.

Et puis il y a eu le baromètre de l’accessibilité 2010 dans l’Express !

L’affaire avait été goupillé en décembre 2010.
Plusieurs échanges de courriers avaient eu lieu avec la mairie. Le questionnaire, qui fit tant polémique, avait bien été envoyé, rempli par les services techniques et renvoyé dans les délais. J’avais même validé personnellement la partie stationnement. Ça n’était pas grand-chose, mais le questionnaire n’était pas tellement lourd non plus.
Il y avait juste une question un peu difficile, c’était la note en politique volontariste.
Le message envoyé à la mairie fut simple : ou vous créez la commission communale d’accessibilité ou on vous met un 0 pointé !
C’était bien un ultimatum, une date limite était posée. Les choses étaient claires.
La réponse aussi.
Ce fut : non !
Devant tant de bêtise, de mauvaise volonté et de mauvaise foi, personne n’a hésité.

Quelques mois plus tard Perpignan était dernière au baromètre. France Télévision et surtout l’équipe de Jean-Pierre Pernaut ont réalisé un reportage sur place. La diffusion dans la presse nationale des problèmes que rencontraient les personnes en fauteuil roulant fut un choc pour la mairie. Elle se coucha le jour même.
L’humiliation était trop forte.
La commission fut créée, la première réunion fut une mascarade, la plupart des associations invitées partirent avant la fin.
La commission fut inutile, comme il fallait s’y attendre, mais le rapport de force avait changé.

Aftermath

Je suis resté un an et demi de plus au sein de l’APF 66. Pas assez longtemps pour y faire mon trou, mais assez longtemps pour entendre de ces âneries.
Nous demandions souvent que les passages piétons soient surélevés. C’est une bonne façon de rendre une rue accessible. Dans les zones 20 il est même possible de surélever toute la chaussée pour qu’elle soit au niveau des trottoirs d’un bout à l’autre de la rue.
La réponse fut toujours : l’eau ne peut pas circuler !
Récemment le carrefour entre la place du Pont d’en Vestit et la rue Maréchal Foch a été refaite en prenant en compte les contraintes d’accessibilité et de sécurité. L’eau y circule très bien, merci pour elle.
Nous avions raison six ou sept ans trop tôt sans doute.

Il y eut les « logements les roues dans l’eau ». Un an à analyser des permis de construire.
Quand l’argent passe avant la sécurité des personnes il faut bien s’attendre un jour à un retour de bâton. Que l’on soit un promoteur privé ou un office HLM public n’y change rien.
Bossé avec la FNAIM 66 a été un bon moment. Parfois surréaliste, souvent intéressant. J’ai toujours un stylo piqué lors d’un CA qui traîne dans mon sac de matériel photographique.

Et il y eut le Théâtre de l’Archipel.
Cette histoire mérite son propre article.
Je crois que le texte écrit par Daniel et publié par l’Indépendant avait pour titre : Terribilis est locus iste. Pardonnez-moi si mon mauvais latin écorche vos yeux et offense votre culture.
Des élus étaient présents lors de l’assemblée générale de l’APF, ils n’ont pas du tout apprécié la présentation que Daniel a fait du bâtiment. Dommage pour eux, elle était objective.

J’oublie le plan de mise en accessibilité de la voirie et de l’espace public (PAVE). Le document devant répondre à une obligation légale ne fut qu’un torchon sans valeur, sans importance et sans incidence.
Une vaste fumisterie.

Le changement, c’est maintenu ?

Avant que je parte François Hollande était arrivé. Et avec lui Cécile Duflot en qualité de ministre de l’Égalité des territoires et du Logement.
L’alliance rose-vert n’a pas été tendre avec l’accessibilité.
Être écologiste ne rime pas forcément avec être solidaire. C’était aux associations de défense des droits des personnes en situation de handicap et à ces personnes de s’adapter, pas aux entreprises du BTP. Car après tout il est plus facile pour un tétraplégique de remarcher que pour une entreprise de construire des douches à l’italienne !
Et il y eut ce sondage sur les normes de construction début 2013. Une vaste blague là encore. Qu’elles sont les normes qui posent le plus de problèmes aux maires ? L’accessibilité, l’environnement, la sécurité.
Le tiercé dans l’ordre !
La finance est mon ennemi. Visiblement avec le béton c’est pas le cas.
Je ne me faisais pas de doute sur les socialistes, désabusé de longue date que je suis.
Je ne pensais pas que les cadres nationaux d’EELV soient écologistes, je ne le pense toujours pas. Mais la politique et l’envie du pouvoir cache une hideur qui peut encore m’étonnait. Elle ne me choque plus.
Oui, il y a avait une crise du logement. Oui la mise en œuvre des normes d’accessibilité est complexe et peut provoquer un surcoût.
Non, il ne fallait pas s’en prendre aux plus faibles !
« Si aujourd’hui je monte au créneau, on me promet une manifestation de gens en fauteuils roulants devant mon ministère ». Non, les gens en fauteuil roulant ne descendent pas dans la rue. La rue n’est pas accessible madame la ministre !

Fini la date fatidique de 2015.
Fini la possibilité d’ester en justice pour faire respecter l’accessibilité.
Retour en arrière. Retour en 2005.
Perdons nos droits sans rien dire.
Merci la gauche responsable !

On me rétorquera qu’elle n’a pas cherché à taxer l’épargne des Z’handicapés, que c’est une secrétaire d’État sans envergure qui l’a proposé.
Ça ne change rien au fond du problème. Le PS et EELV n’ont pas défendu les plus faibles entre 2012 et 2017.
Vu d’où je suis, rien ne semble avoir changé.
Suis-je aveugle ?
Peut-être ?
Peut-être pas ?

Et maintenant que vais-je faire ?

7 ans ont passé depuis mon départ.
J’ai été victime d’un complot, ourdi par un dénommé Philippe Poisse. Je suis donc parti.

La situation s’est-elle améliorée ? Un peu, soyons honnête pour une fois.
Le handicap est pris en compte, certes de façon grossière, dans les projets de la ville de Perpignan. La ville devient petit à petit, rue par rue, accessible. Je croise de plus en plus de personnes en fauteuil, seule, sans accompagnateur. Elles sont souvent en fauteuil électrique. Ce sont des véhicules relativement puissants, bien que lourd. Ils grimpent sur les trottoirs. Les personnes en fauteuils manuels sont moins mobiles.

Une campagne municipale approche. Fin 2019, le thème du handicap n’est pas encore rentré dans les débats. Trop spécialisé ? Trop technique ? Trop peu vendeur ?
Non !
Nous n’avons pas gagné la bataille culturelle ! Nous avons gagné celle de la morale. Et ça n’est pas suffisant.
Malheureusement !
Oui, il est facile de faire baisser les yeux à un économiste de la construction en lui disant que lui et son client font passer la contrainte budgétaire avant la contrainte humaine. Mais il est plus difficile de faire augmenter les budgets.

Je sais bien que je suis désabusé et souvent las. Je me rends bien compte qu’il est plus facile de défendre les orangs-outangs que les malades mentaux.
Dans l’indifférence générale le budget du CCAS baisse. Qui en parle ?
Il faut éviter l’Effondrement à tout prix !
Mais de belles éoliennes ne rendront la vue à personne. On aura de belles cantines bio et végétarienne ? Mais combien d’auxiliaires de vie pour tenir la cuillère ?
Un monde décarbonné n’est pas synonyme d’un monde solidaire.

D’autres choses sont en jeu pour les plus fragiles, pour les plus précaires. Pour les invisibles !
Jean-Charles était resté coincé chez lui pendant des années à cause d’un escalier !
« Cinq marches d’escalier, cinq marches qui m’ont retenu des années : les vaches !! » avait-il écrit.

Cinq marches !
Nous sommes dérisoires face à la grandeur des élus !

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